1
Je
lève mon verre
La
particularité de ce verre tient dans la courbe de sa coupe. A digestif, petit
sur patte, il fut conçu au Portugal pour les gens ayant un minimum de savoir
vivre, tous alcooliques. Les ceux à gros pif plus précisément. Le goulot, une
fois le verre posé sur la table, voyez, est tout à fait oblique. D’un haut vers
le bas, une coupe non horizontale, de telle sorte que lorsque, bientôt sur le
point de devoir le remplir à nouveau, joie de l’ultime gorgée bourrée d’éthyle,
vous l’élevez, tête penchée, aux narines, votre pif n’est plus une gêne et ne
bute pas contre le rebord. Il vient comme entrer dedans le verre. Cochon, tu
t’rues dans ton vice.
A
la terre je le lève
La
particularité de cette terre étant qu’elle n’ait donné de nom à aucun de nos
jours de la semaine. Des jours de lune, de Mars, de Mercure, de Jupiter, de
Vénus, de Saturne, du Soleil mais point de notre si proche et chère Terre.
Point de Terdi.
A
l’appel, autrement, manque aussi Uranus. Pas d’Uradi qui tienne, ni de neuvième
jour. Qu’en aurions-nous d’ailleurs fait ? Certain que sur cette terre,
dans la balance aurait penché une évidente occasion de faire trimer plus et
encore. Le neuvième jour c’est plein le cul qu’on bosse.
Je
le lève et observe la petite quantité d’eau de vie, traversée par la lumière de
l’ampoule au plafond. Clignant le regard, est révélée la propriété salutaire du
jeu. Dans le peu de prisme d’un reste de bagaço portugais, dans le bar de cette
tête, on saisit si l’on s’y penche, qu’on n’a rien à glander d’autre, la
propriété bénéfique du peu de quantité que la lumière affleure. Ode à la quotte
part.
Je
lève un verre à Jeanne Moreau et Brigitte Fontaine car elles ne sont pas mortes
et je suis français. Ce sont de nos chanteuses qui dans mon cœur sont. Voix de
la gravité, mélodies de la dérision, tendres fatales elles sont de l’Histoire
et du fantasme de notre Histoire. Ni importantes, ni femmes éternelles, mieux
elles sont essentielles le temps que l’existence les écoute minutieusement. A
ces chansons lentes, il semblerait que mon verre aurait comme l’envie d’être
basardé direct scratché au mur à la russe ; car tant que j’ai, dans cette
pièce, au cœur de ce bar, la joie de boire et d’entendre Brigitte et Jeanne, il
s’avère que le monde est fini et décidément beau.
Il
en va comme des étoiles dans le ciel : c’est en petite quantité qu’un ciel
s’observe. Perte de temps que d’embrasser d’un coup. Illusoire. Présomptuosité.
Présomption d’arrogance soudain tombe sur vous. Le simple petit espace entre
les 4 étoiles de telles prétendues constellations aura raison de toute ma vie puisque
c’est de soi qu’un écrit parle.
Puisqu’elles
sont mortes ou bientôt mortes que je suis français, je regarde les étoiles un
peu suspect. J’ai bien compris ce petit jeu qu’une vie passée à croiser
furtivement des regards est une vie vide de sens. Il faut s’arrêter, opter pour
la capture de regards concentrés. Aiguiser le sien et s’ancrer à celui des
autres. Avec insistance, acharnement, s’exercer à un échange profond, patient,
fixe des regards. De même s’arrêter et scruter entre les 4 étoiles serrées la
portion de profondeur qui s’offre à l’imagination, car de Vérité en les yeux,
l’apparition est conditionnée par le peu de quantité qu’elle s’emploie à
questionner.
L’on
comprendra alors que je lève mon verre à l’autre de mes folies
On
me ressert, soudain que j’hurle qui c’est
qui me ressert ?
Empli
de nouveau, j’hurle derechef stop stop
stop je hais que l’on me serve de grandes quantités. Il me faut 45 minutes
environ pour absorber tout un centilitre à partir de 52 degrés. L’eau de vie il
me la faut transparente mais volontiers verte ; l’ocre ambré peut
candidater, les Chartreuses invitées, les irlandaises les bourguignonnes les
portugaises les ukrainiennes le sont aussi. Pourvu que quelques gouttes,
humectées, portées sur les muqueuses s’ébahissent amplement dans la gueule
parfumée, là à l’intérieur du palais, suffisent.
Aux
cieux je lève la tête aux yeux clos parce que toutes les chanteuses françaises
sont des cloportes et les mannequins des magazines Elle et autres Madame des
rats de rivière. J’hume en ce monde aux yeux clos, aux possibles ouvrés, un
arrière goût de magie infinie. Y’a comme un blème de compréhension que
l’humanité se rend pas compte qu’il s’agit pas de comprendre. Qu’il s’agit au
contraire de faire, créer sans cesse, dans l’espoir de révéler. Inventer,
présentement, la vie.
A
ces cieux innombrablement possibles donc en ce soir imbibé et libre je lève un
verre les lèvres tranquilles et sauvées. Maudites. D’elles s’échapperaient bien
des pensées à voix haute, des pensées à voix basse, des pensées à voix tièdes
qu’alors si elles se chantaient passeraient à toute blinde pour des sauvages.
Brutes et radicalement irrémédiablement obsédées par les choses des trous noirs
elles feront dire –les pensées- aux lèvres les insanes 4 Vérités, les mille
autres bonnes et les qui rendent inconsolables. A ces cieux un peu brumeux
fumeux plutôt, le verre et la lèvre paisible sortiront des gonds de leurs
portes. L’incompréhension demeure.
C’est
un monde cruel : buvons
C’est
un grand bonheur : buvons
C’est
parfaitement injuste : buvons
ou
immoral
c’est
un amour désespérément perdu : buvons
Insoluble,
inadmissible, hilarant, buvons
Bon,
semble pas qu’on puisse voir grand-chose de bien excitant a priori entre ces 4
étoiles ; illusion d’une proximité entre elles. Et quoique loin de toute lumière
des villes, et quoiqu’allongé dans la verdure et voué tout entier à la
télescopie de ma petite pièce de ciel, c’est clair il ne se passera rien. Tu
perds ton pauvre temps.
Mais
c’est pourtant bien armé de mes seuls yeux nus soyons-en persuadés qu’à l’Homme
apparaîtra soudain l’invention du monde.
Avec
l’effondrement de tes repères.
Au
commencement est l’oubli du savoir.
Désencombrement
des quotidiens passés.
Déstructuration
totale mentale.
S’agisse
d’inventer l’arrière grammaire ou le futur presque parfait.
Mes
yeux expriment carrément, en cet instant, un présent plus que défait, l’heure
est tardive, les chansons coulent dans l’air à flot ; nulle part ne passe
en même temps ;
bref
les pays sont peuplés, sont loin dans d’autres vies, cerné que nous voilà de
milliards d’individus-lumières ; l’âge passe, j’y bois mon dernier
j’enlève la dernière larme j’y lave mon verre il faut dormir
Semble
bien qu’on puisse d’un seul jet d’un même geste et résumer le monde et se
tromper sur lui. Faux total faux total à côté H.S.
Depuis
tout petit, je suis prié de faire des efforts je suis prié de me taire
davantage je suis prié de chanter encore et de créer toujours je suis prié
d’approfondir prié de ne plus recommencer et de bavarder moins. Voilà comment
l’on fit de moi un élève tout puissant, sans cesse à me prier. A l’entonnoir
l’on nous éloigne d’apprendre, faux préceptes, fallacieux arguments dès tout
petit du pouvoir que les supérieurs veulent conserver ; par voie de
conséquence la proposition est de toujours davantage se laisser gaver,
d’emmagasiner, d’obéir
Tandis
que de son côté, salutairement, la conscience prépare l’expulsion salvatrice et
la crache bientôt à la face de l’Auteur autoproclamé.
Alors,
prié d’être un peu plus clair dans mes démonstrations, dans le propos, voilà ce
qu’il faudra alors plutôt simplement dire :
2
Les
millénaires apportent toutes les questions, les entraînent à se complexifier
tandis que les millénaires n’ont en rien apporté grand sagesse. De la langue
primaire à la langue sms nous irons repasser. Toujours plus abouties la
linguistique, la mathématique, la technologie de pointe, la nanoscience vont
bientôt enfin commencer à inventer la roue et à savoir compter. L’Humanité à se
connaître et savoir vivre, Une.
Car
en Vérité toute relative, je le révèle : 1+1=0 (ça, c’est dit… on
ne l’aura pas volé)
Démonstration démente
:
Pensons-nous
qu’il soit vraiment possible -réellement sérieux- d’inventer, de postuler –à
l’observation de la réalité- 2 unités
distinctes qui soient parfaitement identiques ou soi-disant ou admettons de
même nature ?
2
unités d’un même ensemble ? deux unités d’un même élément, deux unités
d’un même …bâton… d’un même objet…d’un même photon…d’un même univers… ?
Cela
est concevable et vrai dans un sens mais cela est impossible, soyons sérieux.
Le
simple fait de l’existence de l’altérité et de l’individualité interdit de
concevoir qu’on puisse additionner chacun. Du moins, on ne devrait pas
prétendre (pensant les additionner) apposer (imposer) le signe
« égalité » et croire que l’on a résolu une équation.
1
bâton plus un bâton n’est pas vraiment égal à 2 bâtons mais vraiment à zéro
bâton indistinct.
Ceci
est la démonstration pure, simple et fumante de ce qui nous attend : la
découverte phénoménale, la compréhension fulgurante d’une immense ignorance et
de lois quelque part jusque là amputées.
Ceci
est la supputation que nous nous devons d’avoir : l’avenir nous dira que
nous avions en grande partie non tort mais n’avions putain carrément pas vu certaines
évidences.
C’est
pourquoi il s’agit d’entrevoir n’importe quoi, de le formuler hasardement, de
se tromper grave pour escompter comprendre les centaines de certitudes futures.
Ainsi :
1
plus 1 égale zéro
1
que j’ajoute à 1 égale aussi à zéro
1
additionné de 1 égale encore zéro
Et
1 et 1 enfin égale zéro
J’eurêkapitule :
0 = 2
J’ajoute
ceci :
ni
0 ni 2 ne sont
Il
n’y a qu’1
Quand
à l’Egalité en France en 2010… on connaît tous la chanson : c’est comme la
Fraternité ou la Liberté : un beau foutage de gueule.
Par
contre, l’Union des individus, oui, fait la force. Car Arlette non plus n’est
pas morte.
3
Lorsque
j’étais encore fort malade –ça va mieux n’est-ce pas ?-, j’étais convaincu de tas de choses à
l’évidence démentes. Je ne voyais pas de médecin mais mes amis le
disaient : nous craignons pour ta
santé mentale.
Il
est vrai qu’à plusieurs reprises ils me virent dans de véritables états de
blocage avancé. J’entrai d’une minute à l’autre dans un état vraisemblablement
inquiétant : soudain persuadé de détenir l’étrange pouvoir de sentir ou de
« communiquer autrement ».
Obnubilé
en fait –et cela pouvait durer d’une demi heure à 2-3 heures- par la certitude
d’être passé sur un autre mode d’échange avec les autres. Je me vivais, je me
savais au centre d’un jeu de regards apparemment troublés, accélérés.
Mentalement, je passais à un stade d’analyse instantanée –croyais-je- de la
situation… personne ne pouvait plus se permettre de mentir, je saisissais le
fond des pensées, comme franchissant la barrière des regards, entrant,
descendant dans le cerveau d’autrui.
Il
y avait un dessous des cartes, un indéniable échange mental possible entre les
êtres et la source de grandes Découvertes possibles pour les humains, pour peu
qu’ils usassent de cette faculté d’aiguiser leurs regards en les fixant
volontairement aux autres, histoire de voir ce qui pouvait se passer.
Il
y avait en moi la conviction prétentieuse de pouvoir m’adresser à l’autre autrement.
C’est
pourquoi je me dois de formuler, reformuler encore, verbaliser ces états,
rapporter ces expériences. A moi-même ils demeurent inexpliqués et aux autres inexplicables.
Mais tout le monde s’en tape.
Il
m’est par exemple arrivé d’entrer, vers 5h15 du matin, un dimanche, au 2ème
étage d’un immeuble dont la porte était ouverte.
J’étais
dans la rue, j’entends de la musique. Je gravis les marches, attiré par ce brouhaha
musical et humain, là haut dans un appart’ lambda. Une fin de soirée de jeunes
sans doute, moi-même sortant d’une soirée bien sympathique, bien vivante, bien
imbibée, bien enfumée....
Je
monte, j’entre –la porte de l’appartement est ouverte- je croise une première
personne, un mec d’environ 23 ans et quelques, à qui je demande d’emblée
« excuse moi tu aurais du feu ? ».
Il bredouille quelques mots, à moitié interloqué, un peu sur la défensive, me
donne du feu et m’interroge froncé.
Un
autre s’avance, idem.
C’est
une soirée de jeunes, à la fois louches ces jeunes, alcoolisés et sympas ces
jeunes. J’entre un peu plus dans la pièce, ils se demandent tous qui je suis. Le
locataire des lieux se précipite un peu, t’es
qui, qu’est-ce que tu fais là ? Un
autre au bout de quelques minutes me demande si je suis des keufs. A vrai dire
il emploie un autre mot que police, que keufs, que poulets, un mot que je ne
connais pas, sorte de verlan argotique banlieusard. Evidemment que non et mon
allure joue en ma faveur j’ai rien d’un flic. Cependant je suis là et je les
regarde tous avec tant d’insistance, je parcours assez fébrilement du regard
–qu’à mon avis j’ai défait- chaque membre de l’assistance, qu’il se peut que je
sois un indic, des RG... 2-3 pétards
tournent faut dire.
La
seule fille présente a un petit bébé d’environ 8 mois dans les bras.
Il
y a du hip hop en fond sonore, il y a un certain calme et une dose d’excitation
dans l’air. Je ne suis pas en terrain connu ça m’exalte : un groupe de
jeunes type banlieue, type fumeurs de joints, type normal d’une certaine
catégorie. Bref, un groupe de jeunes a priori cool mais d’une classe qui
socialement sans doute galère. Je me sens plutôt proche d’eux tout en me
constatant très vite décalé, d’un look ringard..
Le
ton monte chez certains à qui, plutôt que de m’adresser clairement, je lance
des regards fixes, interrogateurs, séducteurs, déstabilisants.
Je
réussis tout de même à clamer je me
sens bien, que je suis heureux d’être là avec vous, comme s’ils m’avaient
invités et se souciaient du bien-être d’un inconnu débarqué dans la nuit.
Certains sont plutôt cordiaux et me proposent un verre de pastis, voyant bien
que j’ai rien d’un indic. Mais en moi-même je commence à me demander qui je
suis en vérité et pourquoi je suis là, parmi cette dizaine de gars plutôt
branchés bagarre ou jeu viril que partouze gay décomplexée.
L’un
d’entre eux se met soudain à slamer au cœur de l’appartement, sur une bande
musicale hip hop. Le bougre a un talent fou. Il improvise un flot. Des mots
justes, rythmés, bien trouvés, bien agencés, un sens du rythme évident, cela
coule, il le fait au centre de cette pièce centrale avec une aisance, une
douceur, un engagement corporels qui m’émeuvent particulièrement.
Mon
attention alors sur lui se pose, je m’appuie au mur, sirote mon pastis, décide
de m’installer dans cette fin de soirée, tapotant du pied, oubliant les
quelques ceux prêts à m’agresser et déjà si gentils. Je les ignore un peu et ne
fais plus qu’écouter et mater ce jeune rebeu slameur d’un soir. Sa beauté est
fulgurante, ses yeux pétillent, nous entrons direct en communication.
Tout
en débitant son flot, ses yeux se mettent à s’attacher aux miens comme s’il ne s’adressait
qu’à moi.
Je
m’emplis d’amour, de douceur, soudain réconforté d’avoir trouvé un potentiel et
véritable allié. La situation me ravit, me dévaste et à vrai dire me libère
intégralement de je ne sais quoi.
Plus
je le regarde et l’écoute, plus il avance dans son texte improvisé plus il me
fascine. Je me rends alors compte qu’il est d’une grande et singulière beauté,
à laquelle je n’eus pas forcément prêté attention en d’autres lieux et
circonstances. En fait, c’est carrément mon type.
Ça
cause, ça rit, ça échange dans l’assemblée, comme si je n’étais plus intrus, je
suis là pourquoi pas après tout… On boit, on fume, on va de l’appart’ au
couloir donnant sur la cage d’escalier, ça circule, ça tchatche. Je sais que
certains bouillonnent encore du fait de ma présence ils en causent dans le
couloir, j’entends des mots plus hauts que d’autres. Certains bloquent et
demandent à tout va qui je suis, ce que je fous là, si quelqu’un du groupe me
connaît.
Oui,
je suis du quartier depuis 5 ans. De vue j’en connais quelques uns vaguement.
Je me souviens avoir échangé quelques mots ou une cigarette dans la rue avec le
locataire des lieux; plutôt un gars ouvert, bien que visiblement échaudé par sa
bande et agacé par l’embrouille que je suis venu introduire chez lui, récent
papa d’un garçon de 8 mois.
Mon
slameur a fini de slamer et ne cesse de sourire, il respire la joie, la
jeunesse, l’audace, la simplicité, la colère. Il me lance tout ça à la gueule et
eut acté de même en mon absence. A l’évidence, je suis son spectateur le plus
assidu. Il exprime un plaisir évident. Je le regarde, littéralement séduit et
le lui dis soudain : tu es beau,
qu’est-ce que t’es beau !
Je
dis haut et fort aux 3-4 gars qui m’entourent et boivent tranquille un
pastis : je l’aime ce mec, qu’est-ce
qu’il est beau.
Stupéfaction,
incompréhension…
Je
le redis haut et fort : en fait je
suis super heureux, d’être là avec vous. Je suis heureux. D’être venu. J’suis
content en fait… je balbutie je me répète me parle à moi-même, les mots
sortent de ma bouche sans que j’y réfléchisse. Je t’aime, comment t’appelles-tu ? Là, dans cet instant X, en
ce lieu X avec ces individus X je suis heureux mais en danger. Je passe mon
temps à demander à chacun entre 4 yeux : comment tu t’appelles ? C’est quoi ton prénom ? et toi, c’est
comment ? Je suis Gena Rowlands dans le film Une femme sous influence, qui [séquence du repas des
travailleurs épuisés au retour du chantier] demande
à chacun, du bout de la table–avec cette douce et profonde folie-, (ce sont les
collègues de son mari – Peter Falk) What’s your name ? and you, what’s your
name, et toi, beau gosse what’s your name…. ?
Jusqu’à
ce que Peter Falk lance, colérique un « Shut up Mapple ! »
Ici,
certains me répondent, d’autres commencent sérieusement à se chauffer,
incrédules devant mon coming-out qui vient comme un cheveu dans la soupe, dans cette
soirée de potes et cette culture peu enclines a priori à l’homophilie.
Personne
ne comprend plus ce que je suis venu chercher.
Apparemment,
je marmonne des mots à peine articulés, tout en regardant fixement tout le monde.
Certains visages s’approchent de moi, viennent me parler à l’oreille sans que
je bronche, comme détaché de la situation. Notamment, un certain
« Arram » (c’est le prénom que j’ai cru comprendre après lui avoir
demandé de le répéter, de l’épeler précisément….) s’intéresse à mon cas et ne
cesse de me poser des questions : tu
habites où, tu es qui, tu t’appelles comment, t’as pris des produits, ça va,
qu’est-ce que tu veux, tu parles l’arabe ? Puis
parles-tu araméen ? tu parles araméen ? il insiste…..
J’entretiens
avec lui un dialogue concentré et foutraque à la fois mêlé de respect, de
méfiance, de confidence, de fraternité… comme si nous étions deux êtres d’une
espèce différente mais deux âmes proches et similaires. Curieux et fascinés
tous deux. C’est lui qui d’emblée me proposa un verre de pastis.
Mes
silences à ses questions pressantes le déstabilisent ; je sens en ce lieu
un sentiment de joie proche. Il réussit à me dire à un moment donné « moi aussi je suis heureux que tu sois là,
sois le bienvenu ». Il dit à son pote je suis heureux que ce mec soit là, arrête de l’agresser, laisse le
parler.
Je
me sens soudain comme un messie possible, les visages se figent, le silence se
fait. Arram se met à me sourire et à baisser le regard, en signe de respect à
mon égard. Il me répète curieusement « sois
le bienvenu ».
Pendant
ce temps, en arrière plan, le jeune slameur à la beauté fulgurante m’observe,
rit, s’amuse. Je sais que je le gêne ouvertement, l’ai ouvertement dragué et en
quelque sorte humilié aux yeux des autres. Le ton monte.
Depuis
le début, un gars paraît particulièrement chaud, prêt à me cogner, à mettre un
terme à tout ça ; il est blond, la peau livide, quasi l’allure d’un albinos.
Par moments il me crie dessus, me bouscule, me traîte de PD, me demande et me
redemande : t’es PD, c’est ça ?
Comme si je ne l’avais pas clairement énoncé tout à l’heure… je lui réponds des
« et toi t’es sourd ? »,
« ça te regarde ? »,
« oui et alors, quel rapport ? »…
bref ça s’envenime, ça chauffe, ça tourne au bouillon….
Il
est environ 6h40 du matin. Je m’assois sur une chaise, contre le mur, près de
cette fille qui, toujours, porte son enfant, endormi, dans les bras. Du début
elle a tout observé sans broncher, indifférente ou incrédule ou par trop
occupée par le sommeil de l’Enfant?
Dans
l’assemblée il y en a d’autres qui je pense n’ont rien capté de tout cela.
Assis
près d’elle je la regarde souvent de profil, elle a de grands yeux verts ;
ils se croisent sans se parler. Assis là je suis plus près et en face du slameur, dont je n’ai toujours pas
compris le prénom. Il gesticule, sort, entre de la pièce, fuit, se chamaille, s’explique
avec les autres… est amusé.
J’entends,
dans le couloir qu’il se fait agresser c’est
quoi ton problème ? t’es PD toi aussi, c’est ça ?
Vvers
7h, le locataire des lieux vient soudain vers moi, revenant de la cage
d’escalier, il me prend entre 4 yeux maintenant
tu te casses !
Tranquillement,
excédé mais tranquillement il me répète 3 fois : tu te casses. C’est bon tu te casses.
Je
me lève et formule plusieurs mots d’excuse désolé
je n’ai pas voulu t’offenser, désolé je n’ai pas voulu déranger, ok, je m’en
vais, pas de souci, merci pour ton accueil… désolé…
Je
sors de l’appartement, et fais un au revoir général, confus, blême…. Merci pour tout, au revoir, désolé….
Sur
le pas de porte et sur le pallier je découvre comme une escorte : 4 gars
qui m’attendent. Merde.
Je
suis depuis 1 heure dans un vrai flip, persuadé de finir bastonné dans la cage.
Voilà ça se présente. Je n’ose plus m’avancer, convaincu que cet alignement me
force à m’avancer vers la rampe de l’escalier et qu’une seule issue est
possible : ils vont me pousser par dessus la rambarde, du deuxième étage
ou dans les escaliers. Du Hitchcock. Je suis dans un état de peur ; je
m’arrête le dos au mur, 2 gars de chaque côté de moi dont 2 sont franchement
énervés et crient casse toi putain
sale pédale je reçois soudain sur la
mâchoire droite 2 coups de paume de main, assénés par le mec blond aux yeux
rouges, décidément pas mon pote sur ce coup-là. Je le regarde, sévère mais
tranquille, sans un mot. Je n’ai rien senti et je me la jouerais presque à
tendre l’autre joue.
J’aperçois
plus loin sur ma gauche le beau slameur qui déboule, visiblement tout
émoustillé, hagard, fatigué par tout ça. Il se lève puis se rassoit, tout
perturbé. Un autre à ma droite me bouscule et me dit allez dégage . Je leur réponds je bougerai pas, je sais que vous aller me pousser j’ai pas envie de
mourir je ne suis pas venu pour vous emmerder c’est bon calmez vous on n’est
pas des bêtes j’avancerai pas vous allez me pousser … j’entends t’as peur pédale, de quoi… ? barre toi… allez descends….
Quand
enfin, le slameur (putain c’est quoi ton
nom, dis-moi ton nom ?) se précipite sur la première marche
de l’escalier, ouvre les bras, fait barrage à la meute, insultant l’un de ses
potes au passage, me regarde et dit allez
vas-y tu peux passer s’il te plaît
Sans
me retourner et profondément ému je m’engage et dis
oui, maintenant, je sais que je peux partir
Je
descends lentement, sans me retourner, les deux étages ; le bruit
s’estompe, le calme est revenu ; je sors dans la rue ; le silence de
l’aube. Je rentre chez moi. M’endors.
Aujourd’hui,
j’en rêve toujours mais ne l’ai jamais revu le slameur